Fabrice Bonnifet est le directeur du développement durable du groupe Bouygues. Mais il est plus connu en tant que président du Collège des Directeurs du Développement Durable (C3D). Également auteur et enseignant, son engagement et son ton incisif ont fait de lui un acteur incontournable de la sphère RSE française.
À la mi-temps, l’équipe du cynisme mène 18 à 0 contre l’équipe du bon sens, dont 2 joueurs ont été expulsés par l’arbitre américain pour avoir dénoncé les tricheries de l’équipe adverse ! Globalement, sur 17 objectifs de développement durable (ODD), seul le n°8 (« promouvoir une croissance économique soutenue ») a enregistré une progression, mais c’est aussi celui-là qui a contribué à la régression des 16 autres. Entendons-nous bien, la croissance économique n’a de sens que si elle contribue effectivement à réduire les inégalités, la pauvreté, la pollution, les émissions de CO2…. Or, depuis quelques années, elle n’y parvient plus. Pour effectuer une « remontada » historique lors de la seconde mi-temps, nous devons inventer une nouvelle prospérité de la post-croissance des flux physiques carbonés. La création de valeur ne doit plus être décorrélée de la préservation des capitaux naturel et humain.
L’action positive la plus marquante de cette première mi-temps, c’est la clarification du cadre dans lequel nous devrions évoluer si nous étions véritablement conscients des enjeux qui nous font face. Dans ce domaine, 16 ODD sur 17 ont rempli leurs objectifs de pédagogie. Désormais, les faits scientifiques sont établis et ils ne sont plus contestés que par les inconscients ou les incompétents. Incontestablement, il y a eu quelques progrès dans la prise de conscience auprès des gens qui ont pris le temps de se documenter, mais nous sommes loin du point de bascule. Nous subissons tous la loi de Brandolini qui démontre qu’il faut quelques secondes pour dire une bêtise sur un sujet complexe, mais de longues minutes pour rétablir la vérité.
Je pense aux lanceurs d’alerte, à commencer par Greta Thunberg et Paul Watson au niveau international ou Jean-Marc Jancovici et Valérie Masson-Delmotte en France. Mais nous ne pouvons plus attendre « l’homme » providentiel qui, dans les vestiaires, saurait trouver les mots pour remobiliser l’équipe des citoyens du monde. Ce sont les citoyens eux-mêmes qui doivent se lever et s’opposer à l’inadmissible. Les révolutions n’ont-elles pas toujours été l’exutoire ultime de l’intolérable ?
Avec le retour en force des libertariens et le backlash RSE, on peut légitimement s’inquiéter d’une certaine lassitude de la part de ceux qui voudraient avancer. Mais la vie est faite de cycles, il n’y aura pas de moratoire du changement climatique et les dérèglements associés vont rapidement nous rappeler que notre trajectoire collective est suicidaire. Espérons que cela ne soit pas trop tard pour encore sauver les conditions de la vie sur Terre.
Le message doit être « n’ayez pas peur ! » Le seul danger, c’est l’inaction. Mais il est clair qu’il va falloir changer de stratégie et ne pas tomber dans le piège des partisans du transhumanisme ou du technosolutionnisme. Certains prônent d’établir un rapport de force pour lutter contre l’obscurantisme, je préconise plutôt de tenter des expérimentations de déploiement de modèles économiques à visée régénérative au sein des entreprises et dans les territoires, avec des parties prenantes qui décident de travailler ensemble. Le salut peut venir de l’exemplarité de quelques-uns, engendrant une contagion positive. Il n’est pas nécessaire d’obtenir la majorité pour changer le monde, les influenceurs le savent bien. Nous avons besoin d’un autre récit, d’un nouvel imaginaire crédible du vivre-ensemble, dans lequel nous pourrons démontrer qu’il est possible de nous resynchroniser avec les limites planétaires tout en étant plus heureux. Au lieu d’accélérer nous devons au contraire ralentir, car l’immatériel a besoin de temps pour sublimer les déterminants du bien-être et du contentement. Comme le dit si bien Alain Souchon, nous sommes « Des foules sentimentales, Avec soif d’idéal, Attirées par les étoiles, les voiles, Que des choses pas commerciales… »